Par Martin Achard

Le 22 mars 1926, le Québécois Jack Delaney (de son vrai nom Ovila Chapdelaine) défaisait aux points en dix rounds Maxie Rosenbloom, dans la finale d’un programme tenu à l’Arena de Philadelphie. Devant une foule d’environ 8000 personnes, Delaney s’était imposé dès la première reprise grâce entre autres à sa plus grande force de frappe, qui avait incité «Slapsie Maxie», un maître de la défensive, à se déplacer et à retenir en abondance tout au long de la rencontre. Dans l’ultime minute du dernier round, «Bright Eyes» avait finalement réussi à acculer son rival dans un coin et à le bombarder de coups au corps, puis il l’avait ébranlé d’une solide droite à la mâchoire quelques secondes avant le son du gong. Ce beau coup de puissance, appliqué directement sur la cible, avait constitué le parfait point d’orgue d’un combat où Delaney avait tellement dominé que la plupart des observateurs le considéraient comme le vainqueur de tous les rounds.

À l’époque, les spectateurs présents dans le principal aréna de la ville de l’amour fraternel étaient conscients d’assister à un choc entre deux pugilistes particulièrement doués, mais ils ne pouvaient deviner qu’ils voyaient en fait à l’œuvre deux futures légendes, de nos jours toutes deux membres de l’International Boxing Hall of Fame (IBHOF). Delaney, alors âgé de 26 ans, jouissait certes déjà d’une forte notoriété, attribuable à plusieurs retentissants triomphes par K.-O. et à son rang de premier aspirant au titre mondial des mi-lourds, mais Rosenbloom n’avait pour sa part que 19 ans, et il allait s’écouler quatre années avant qu’il ne mette la main sur la couronne des 175 livres, qu’il défendit avec succès à sept reprises entre 1930 et 1934.
On notera – ce qui paraîtra sans doute incroyable aux yeux des amateurs d’aujourd’hui qui ignorent la fréquence avec laquelle se battaient les boxeurs du passé – que la victoire de Delaney contre Rosenbloom représente la seconde victoire historiquement significative obtenue par le Québécois en une période d’une semaine! Sept jours auparavant en effet, le 15 mars 1926, le natif de Saint-François-du-Lac avait taillé en pièces l’ex-champion du monde Mike McTigue, lors du combat vedette d’un programme ayant attiré 18000 âmes au Madison Square Garden de New York.

À cette occasion, Delaney avait offert une performance magistrale, qui lui avait valu les dithyrambes de la presse et de maints experts, dont l’ancien monarque des poids lourds Jim Corbett. Après avoir nettement remporté les trois premiers rounds au moyen de sa vitesse, de sa précision et de la variété de ses attaques, «Bright Eyes» avait au quatrième envoyé son rival une première fois au tapis en l’atteignant d’une combinaison crochet de la gauche-uppercut de la droite. S’en était alors suivie une pluie de coups qui avait forcé McTigue à retraiter dans un coin, où un autre superbe uppercut du droit l’avait fait tomber derechef. Le courageux Irlandais, réputé pour la solidité de son menton, était parvenu à se relever au compte de neuf, mais l’arbitre Patsy Haley, constatant qu’il était encore complètement sonné et donc sans défense, avait préféré mettre un terme au duel, à une seconde de la fin de la quatrième reprise. Il s’agissait seulement de la deuxième défaite avant la limite de McTigue en une douzaine d’années et plus de 130 matchs chez les professionnels.
Delaney allait poursuivre sur sa brillante lancée dans les mois suivants. Au total, il amassa 14 victoires en 14 combats en 1926, et il s’appropria la ceinture des mi-lourds en juillet, en vertu d’une décision unanime en 15 rounds contre Paul Berlenbach, un autre membre de l’IBHOF.
Voici quelques faits, franchement impressionnants, qui plairont aux amateurs de statistiques. Au cours de sa carrière, Delaney s’est frotté à six adversaires qui sont maintenant membres du temple de la renommée et qui doivent donc être considérés comme de «grands» boxeurs: Rosenbloom et Berlenbach (comme je l’ai signalé plus haut), mais aussi Jimmy Slattery, Tommy Loughran, Tiger Flowers et Jack Sharkey. Or il a réussi à vaincre quatre de ces six immortels, et à se constituer contre eux un palmarès fort respectable de sept victoires, quatre défaites et une nulle.

Qui plus est, les sept triomphes du Québécois ont tous été acquis sans appel, dont quatre par mise hors de combat. Quant à ses quatre défaites, elles comprennent une décision extrêmement serrée contre Berlenbach, deux échecs aux points contre Slattery, et un revers par K.-O. au premier round contre le futur champion mondial des lourds Jack Sharkey, un homme qui, la journée de leur affrontement, possédait un avantage de poids d’une quinzaine de livres sur lui.
Faut-il en dire davantage pour démontrer que, en ce qui concerne les bonnes ou excellentes performances contre des immortels du noble art, Jack Delaney occupe une place à nulle autre pareille dans le panthéon des boxeurs québécois?
Sources consultées
Anonyme, «Le boxeur canadien-français Delaney remporte la victoire sur McTigue», La Presse, 16 mars 1926.
James P. Dawson, «Delaney Knocks out M’Tigue in Fourth», The New York Times, 16 mars 1926.
W.C. Vreeland, «Jack Drops Mike Twice In 4th Round, the Last With Right Uppercut», The Brooklyn Daily Eagle, 16 mars 1926.
James P. Dawson, «Delaney Not Eager for a Title Match», The New York Times, 17 mars 1926.
Gordon Mackay, «Delaney Reaches Out», The Philadelphia Inquirer, 17 mars 1926.
W.C. Vreeland, «Delaney Starting Boxing Reform With a Drastic Uplift Movement», The Brooklyn Daily Eagle, 17 mars 1926.
Anonyme, «Delaney May Become Champion of Heavies, Corbett Asserts», The Bridgeport Telegram, 19 mars 1926.
Perry Lewis, «Okun Gave Loughran Surprise, Risko Beat Berlenbach, Will Delaney Escape», The Philadelphia Inquirer, 22 mars 1926.
Anonyme, «Delaney déclasse Maxie Rosenbloom», La Presse, 23 mars 1926.
Anonyme (Associated Press), «Delaney Wins Decision. Defeats Rosenbloom in Ten-Round Bout at Philadelphia», The New York Times, 23 mars 1926.
Perry Lewis, «Rosenbloom’s Clever Defense Enables Him to Stay 10 Rounds With Delaney», The Philadelphia Inquirer, 23 mars 1926.
Anonyme, «Delaney Gets Easy Victory», The Wilkes-Barre Record, 23 mars 1926.
BoxRec
Note: Les sources sont listées en ordre chronologique de publication, des plus anciennes aux plus récentes.