Par Martin Achard
Le 12 mars 1948, Marcel Cerdan franchissait une étape-clé dans sa progression vers un combat de championnat du monde des poids moyens en remportant une spectaculaire victoire sur l’espoir américain Lavern Roach, en finale d’un programme présenté au prestigieux Madison Square Garden de New York.

L’affrontement Cerdan-Roach, prévu pour une durée maximale de dix rounds, fit l’objet d’une couverture médiatique considérable des deux côtés de l’Atlantique. Le jeune Roach, qui était de presque neuf ans le cadet du Français, était perçu par plusieurs observateurs comme le plus brillant pugiliste formé dans l’armée américaine au cours de la Seconde Guerre mondiale. Conseillé par l’ex-champion des poids lourds Gene Tunney, l’ancien fusiller des Marines pratiquait un style de boxe réputé semblable à celui de son mentor, c’est-à-dire un style scientifique, fondé sur la technique et l’intelligence. Fort d’un palmarès de vingt-quatre victoires et une seule défaite, de même que du titre de «meilleure recrue de l’année» décerné par le magazine The Ring en 1947, le Texan s’était imposé comme un aspirant sérieux à la couronne des moyens en battant aux points le vétéran Tony Janiro en janvier 1948. Bien que Cerdan fût favori à 12 contre 5 pour la rencontre, certains experts avaient prédit publiquement une victoire de Roach, peut-être à cause de ses airs de jeune premier, qui semblaient le destiner au statut de vedette du noble art. Un fait qui n’impressionnait nullement le bombardier marocain: «Roach est un joli garçon, il a un trop beau physique pour boxer», commenta-t-il laconiquement dans les jours précédents le duel.
Devant une foule de 16900 spectateurs, Roach donna momentanément confiance à ses supporteurs en remportant haut la main le premier round grâce à son jab de la gauche, qui fendit la lèvre inférieure de son rival. L’illusion fut toutefois de courte durée. Au début du deuxième, Cerdan exécuta avec brio une technique dont il était un maître: esquiver un jab et contre-attaquer aussitôt avec un coup foudroyant, en l’occurrence une droite qui atteignit l’Américain à la mâchoire et l’expédia au tapis pour neuf secondes. Quand l’action reprit, Cerdan fondit sur Roach, ce qui incita ce dernier à accrocher. Alors que le Français luttait pour se dégager, les deux pugilistes tombèrent au sol, et Cerdan se releva immédiatement. Mais Roach, toujours sonné, préféra garder un genou à terre, ce qui occasionna un long moment de confusion. En effet, ne considérant pas que cette seconde chute du Texan avait été causée par un coup, le chronométreur des knockdowns, Jack Watson, n’entama pas le compte, mais l’arbitre Arthur Donovan lui ordonna de le faire après plusieurs secondes, ce à quoi Watson obtempéra. Une fois le compte officiellement lancé, Roach laissa Donovan se rendre jusqu’à neuf avant de se relever, de sorte qu’il bénéficia au total d’un répit de près d’une demi-minute! Cette pause inespérée pour lui ne fut cependant pas suffisante pour qu’il récupère entièrement ses esprits, car il croula une troisième fois avant la fin de la reprise, sous l’impact d’une gauche en apparence faible.
Lors des troisième et quatrième rounds, Cerdan manqua un peu de précision dans ses coups dirigés vers la tête, mais il martela efficacement le corps de son adversaire sur la défensive. Au cinquième toutefois, l’Américain recouvra une partie de ses moyens, notamment son jab à longue distance, mais il ne put empêcher le Français de l’atteindre avec des doublés et des triplés en situation de combat rapproché. Cerdan fit grimacer Roach de douleur au sixième en appliquant une violente droite au corps, ce qui explique probablement pourquoi il rentra dans son coin après le son de la cloche en affichant un sourire de contentement. Au septième, Roach trouva le courage et l’énergie de jouer son va-tout: il tenta des répliques fortes avec sa droite, et il parvint à toucher le champion d’Europe sous l’œil gauche, puis à lui rejeter la tête en arrière avec un uppercut. Mais derechef, l’illusion fut brève. Au huitième, une longue droite de Cerdan envoya Roach au tapis, pour deux secondes. Puis, deux combinaisons crochet de la gauche-droite produisirent chacune le même effet, pour neuf et deux secondes respectivement. Sentant sa proie affaiblie et épuisée, le bombardier marocain lança une droite qui fit choir Roach une quatrième fois au cours de la reprise, et obligea l’arbitre à arrêter sur-le-champ le massacre. Ébloui par la magistrale performance à laquelle il venait d’assister, le public américain du Madison Square Garden oublia un instant son patriotisme, et décerna spontanément au Français une chaleureuse ovation.
En interview après la rencontre, Roach avoua: «Je me suis bien aperçu que l’arbitre a pris du temps avant de commencer à compter au deuxième round, mais ce n’était tout de même pas à moi de le lui dire! Il m’a fait un cadeau. Je ne me suis jamais remis du droit de Cerdan. Par la suite, je savais ce que je faisais, mais l’équilibre m’avait abandonné». Quant au vainqueur, il déclara: «Roach a du cran, jamais je n’ai cogné autant et si fort. Je me suis un peu énervé dans les troisième et quatrième reprises et je n’ai trouvé mon second souffle qu’à la septième. L’arbitre a été long à compter à la deuxième. Enfin j’ai gagné deux fois!».

La victoire éclatante de Cerdan, qui était en mars 1948 déjà âgé de 31 ans, fit dire à maints journalistes et amateurs de boxe qu’il méritait sans plus attendre un match pour le titre mondial, alors détenu par le populaire slugger Rocky Graziano. Un fait compliquait cependant la situation: une année environ auparavant, la Commission athlétique de l’État de New York avait dépouillé Graziano de sa licence de boxeur, pour cause de non-dévoilement de deux offres de pot-de-vin lui ayant été faites. Il était par conséquent impossible de tenir un affrontement Graziano-Cerdan dans l’État de New York, même si l’Italo-Américain demeurait reconnu comme champion par la National Boxing Association, c’est-à-dire par l’organisme qui contrôlait le noble art presque partout ailleurs au pays de l’oncle Sam. «Les Américains ne me rendent pas la vie facile», observa avec sérénité Cerdan, «mais on ne me découragera pas». De fait, sa persévérance porta fruit six mois et quelques rebondissements plus tard, mais il s’agit là d’autres sujets, qui seront mieux abordés ailleurs.
Sources consultées
James P. Dawson, «Cerdan Will Fight Roach on March 12», The New York Times, 11 février 1948.
Anonyme, «“Roach? Un joli garçon” déclare Cerdan», L’Aube, 10 mars 1948.
Anonyme, «Les Américains voient en Roach un nouveau Gene Tunney», L’Aube, 11 mars 1948.
Joseph C. Nichols, «Cerdan 1-2 Favorite Over Roach In 10-Rounder at Garden Tonight», The New York Times, 12 mars 1948.
Jim McCulley, «Cerdan 12-5 Favorite Over Roach in Garden», New York Daily News, 12 mars 1948.
Louis Cambay, «Marcel Cerdan favori à 12 contre 5 devant le jeune Lavern Roach», L’Aube, 12 mars 1948.
Joseph C. Nichols, «Cerdan Knocks Out Roach in 2:31 of Eighth Round Before 16,905 Spectators», The New York Times, 13 mars 1948.
Gene Ward, «Cerdan Kayos Roach In 2:31 of 8th round», New York Daily News, 13 mars 1948.
Anonyme, «Middleweight Muddle More Muddled. Cerdan TKO’s Roach To Put Eagan’s New York Commission on Hot Seat», The Evening Independent, 13 mars 1948.
Louis Cambay, «La preuve est faite que Cerdan peut prétendre au titre mondial», L’Aube, 14 mars 1948.
Anonyme, «“On ne me découragera pas” déclare Cerdan», L’Aube, 16 mars 1948.
Al Buck, «Graziano’s Tragic Case», The Ring, février 1949.
Jacques Marchand, Marcel Cerdan, Boulogne-Billancourt, Éditions Prolongations, 2006.
Boxrec
Note: Les sources sont listées en ordre chronologique de publication, des plus anciennes aux plus récentes.